Nemo est le capitaine

Mardi 2 décembre 1891 L’équipage et moi touchons aux limites de la résistance humaine. Depuis trois jours, nous errons en ces parages maudits où le tumulte ne connaît ni trêve ni pitié. J’ai navigué sur toutes les mers du globe, défié les glaces éternelles et les abysses insondables, mais jamais je n’aurais cru contempler semblable déchaînement – une puissance qui ne semble plus appartenir à ce monde… ni peut-être à ce temps. La flibustière des Sargasses, cette femme aux yeux de tempête, nous avait pourtant avertis. Elle parlait à voix basse, comme on révèle un secret trop lourd : « Au cœur de l’Œil du Diable gît un trou sans fond où l’océan lui-même se précipite en cascades infinies. Autour, un maelström d’une géométrie parfaite, triangulaire, garde l’entrée. Trois angles de fureur pure. » Nous avons mis le cap plein Est depuis les Bahamas, droit sur les coordonnées qu’elle avait gravées dans ma mémoire. Et nous l’avons vu. Droit devant l’étrave du Nautilus s’élevait le premier angle de cette tempête monstrueuse, muraille d’eau et de vent d’une symétrie effrayante. Les vagues ne frappaient pas : elles broyaient, mastiquaient, rejetaient au loin tout ce qui osait franchir la ligne. La mer hurlait en trois voix harmonieuses et terribles. Cette nuit, les instruments se sont affolés. Les boussoles tournaient comme des derviches, les chronomètres ont remonté ou descendu le temps sans logique, et certains hommes jurent avoir vu, l’espace d’un instant, des navires disparus depuis des siècles croiser notre route, toutes voiles dehors, avant de s’évanouir dans l’écume. Je sais que nous ne ressortiront pas indemnes de l’Œil – peut-être pas vivants. Avant que le Nautilus ne soit happé vers le centre, j’ai fait mettre à l’eau une balise étanche contenant l’ensemble de mes relevés et analyses de cette anomalie. Les coordonnées précises où elle repose désormais sont les suivantes : 25+3 00-1 N | 71-2 00+4 W Celui qui trouvera cette balise et désirera lire mes notes devra utiliser la clé que la flibustière m’avait murmurée : le nom véritable de ce lieu maudit. Capitaine Nemo, À bord du Nautilus